L’art s’inscrit ici dans la continuité des décors symboliques que sont les façades des maisons, les tatouages et scarifications tribales, les attributs du pouvoir et les masques ou statues, messagers invisibles. Il s’en dégage une richesse extraordinaire dans les formes de la statuaire, des masques et autres objets usuels, ce qui rend particulièrement difficile la présentation de la riche variété des arts traditionnels du Congo, influencés par le sacré et l’usage quotidien. Ces nombreux objets sont travaillés dans des matériaux divers comme le bois, le raphia, les tissus, l’ivoire, la pierre, etc.
Ils possèdent une force culturelle importante qui assure la cohésion de nombreux groupes attachés aux traditions séculaires par ces objets « vivants ». Les sculpteurs traditionnels ont dû passer par des rites pour tailler des instruments rudimentaires, une pierre ou un morceau de bois. Les peintres, faute d’une gamme chromatique riche, se limitaient à certaines ébauches des surfaces exiguës. Les statuettes et figurines fabriquées, non pour la délectation mais pour une certaine fonctionnalité, ont été passées au crible par les jugements étrangers déprédateurs à cause notamment de leurs disproportions dans les formes plastiques humaines anormales. Les caractéristiques sexuelles sont sculptées très nettement. Mais on garde une certaine austérité : le sexe y est associé à la fertilité ou au plaisir. Quand l’Afrique, en général, et le Congo en particulier, s’ouvrent au monde avec l’arrivée des missionnaires catholiques, l’art africain traditionnel est traité par l’Occident, de « fétiche », soit accusé de fabriquer des idoles. Beaucoup de ces objets sont donc détruits pour faciliter la pénétration du christianisme, brisant de la sorte l’attachement de ces communautés aux traditions séculaires. D’autres critiques portent sur la qualité artistique des objets dont la facture ne respecte nullement, selon les Occidentaux, les canaux esthétiques classiques…
Mais malgré cette tendance générale de dénigrement, quelques esprits occidentaux avertis sentent très tôt que cet art nègre, témoin d’une riche civilisation, tend à disparaître. C’est ainsi que vers les années 1930, plusieurs pistes sont explorées pour non seulement sauver cet art mais surtout le valoriser. A la suite de l’association dénommée « Les Amis de l’art indigène », la Commission métropolitaine de protection des arts et métiers indigènes est instituée en 1935 par arrêté royal. Dès lors, les arts plastiques congolais constituent une part assez importante et prestigieuse du patrimoine culturel mondial. Des collections et musées de renommée mondiale, notamment le Musée Royal d’Afrique Centrale de Tervuren (Belgique), détiennent des chefs-d’œuvre de premier ordre. On en dénombre des milliers à travers le pays et ailleurs dans le monde. L’engouement des Européens pour cet art nouveau s’intensifie entre-temps et donne naissance à de nombreux ateliers et écoles d’art. Des expositions d’envergure sont tenues à Genève (1930), à Bruxelles (1936), à Paris, Naples, Liège et Anvers (1937). L’intérêt pour le nouvel art congolais s’affirme de plus en plus en Occident. Mais sur place, pour diverses raisons, la plupart de ces foyers disparaissent, à l’exception de deux lieux qui vont émerger et rayonner. Il s’agit, d’une part, de l’Académie populaire de l’art indigène (ou le Hangar) à Lubumbashi et d’autre part, de l’Ecole Saint-Luc (Académie des Beaux-Arts) de Kinshasa.
RECONNAISSANCE
Au début du 20e siècle, la conjonction de trois forces a conduit l’Occident à reconnaitre les arts traditionnels africains : la découverte de régions inconnues par les Européens qui, jusque vers 1850, ne s’étaient pas aventurés plus loin que quelques ports de traite ; la généralisation de l’esprit scientifique qui entraîna chez les colonisateurs une collecte systématique des objets ethnographiques ; la recherche par quelques artistes d’avant-garde français et allemands de formes nouvelles, détachées d’un naturalisme dépassé.
Ces artistes, les cubistes français, les expressionnistes allemands et, après eux, les surréalistes, furent illuminés par ce qu’ils appelaient admirativement « l’art nègre », un terme qui recouvrait d’ailleurs souvent tant l’art océanien qu’africain. Depuis lors, l’intérêt pour cet art traditionnel africain, qui a été désigné ensuite comme « primitif » (par assimilation à l’art du début de la Renaissance), « premier » (pour éviter pudiquement les connotations négatives de primitif) ou « tribal », s’est lentement imposé grâce à une pléthore de musées, d’expositions, de galeries d’art et de publications.
Les régions qui constituent l’actuelle République Démocratique du Congo sont parmi les plus riches en art traditionnel qui soient. Et la variété des formes et des usages est à la mesure de l’étendue du pays et du nombre d’ethnies qui le composent. Il est donc impossible d’en donner un aperçu complet mais nous pouvons en esquisser quelques traits pour commencer à l’appréhender.
On distingue ainsi six régions artistiques, à savoir : la région du Bas-Congo comprenant les arts Kongo et Teke ; la région Kwango-Kwilu comprenant les arts Yaka, Suku, Holo et Pende ; la région des Kuba englobant les arts Kuba, Ndengese et Lulua ; la région des Luba ; la région des Songye ; la région des Lega.
EVITER LES MALENTENDUS
Pour aborder cet art, et d’ailleurs comprendre ce qui attirait les artistes européens, il faut se rendre compte que l’art africain ne veut pas représenter, il n’imite pas la nature, il ne cherche pas à ressembler à quelque chose ou quelqu’un. L’art africain est évocateur, il veut rendre visible des idées abstraites, des forces, des esprits… La sculpture d’un serpent ou d’un chien ne représente pas un véritable animal mais un esprit qui se manifeste à travers lui. Le portrait d’un ancêtre ne reproduit pas les traits de la personne mais évoque ses qualités morales et son autorité. Le masque pwo de la belle jeune fille des Tshokwe (sud du Bandundu, ouest du Katanga) ne représente pas une femme en particulier mais le concept de beauté. L’art congolais est très rarement de « l’art pour l’art ». C’est un art qui a une fonction religieuse ou sociale et qui ne peut se comprendre que dans le cadre d’une culture déterminée.
Souvent l’œuvre d’art est utilisée dans un contexte magique ou religieux. Le terme fétiche est régulièrement employé de manière abusive pour désigner toute figure religieuse alors que, strictement, cela ne désigne que les objets « chargés », c’est-à-dire accompagnés d’une charge de matières magiques qui les rend efficaces pour des travaux surnaturels, le plus fréquemment la recherche ou la neutralisation de sorciers. Les grands fétiches comptent parmi les sculptures les plus impressionnantes de la statuaire congolaise, en particulier les célèbres fétiches à clous des populations kongo (Bas-Congo), qui sont activés en y enfonçant un clou, ou les nkisi communautaires des Songye (nord du Katanga), entourés de charges enveloppées de peau de varan et qui, trop dangereux pour être manipulés à mains nues, sont soulevés par des tiges de fer ou de bois. Mais bien d’autres ont des fétiches de plus petites dimensions et souvent de facture plus délicate que ces grandes figures expressionnistes, par exemple les Teke et les Bembe du Stanley-Pool ou les Yaka et les Suku du Bandundu. Et on peut assimiler à cette catégorie d’objets chargés, toutes les amulettes apotropaïques (protectrices) personnelles que portaient les personnages importants, les guerriers et les chasseurs pour se protéger des esprits malveillants ou des sorciers. Certaines sont de petits chefs-d’œuvre de la miniature.
D’autres objets sacrés sont ceux des sociétés secrètes, que craignaient tellement les colonisateurs. Les plus connus sont sans conteste ceux des Lega de la forêt de l’Ituri. Les Lega ont une association secrète extrêmement puissante dont l’influence s’étend aux populations environnantes : le bwami. Cette société connaît de nombreux échelons d’initiation et les grands initiés sont les gardiens de petites sculptures en bois, en os ou en ivoire, dont même les Occidentaux perçoivent tout de suite la force et l’intériorité. Ces sculptures sont dévoilées aux initiés pendant des cérémonies et servent de support à des histoires mythiques et des préceptes moraux qui forment la base de l’initiation.
La divination aussi nécessite des objets et souvent ceux-ci sont sculptés. On songe notamment aux oracles à frottement des Kuba (Kasaï occidental) souvent zoomorphes : sur le dos lisse de l’animal, on frotte un tampon imbibé d’huile de palme en énumérant toutes les réponses possibles à une question, le tampon reste collé lorsque la réponse correcte est citée. Mais aussi aux gongs des Yaka ou aux paniers pleins de petites figurines des Tshokwe.
Beaucoup de populations ont des statues d’ancêtres, que ce soient des ancêtres mythiques comme le couple fondateur des Ngbaka (nord de l’Equateur) ou des lignées d’ancêtres historiques comme chez les Hemba (est du Katanga), lesquels ont produit parmi les œuvres les plus abouties de la sculpture africaine. Ces ancêtres sont hiératiques, sereins, assurés ; ils sont représentés de front, statiques, symétriques comme les pharaons. Les ancêtres « vivent » dans un monde parallèle en contact avec les esprits. Si on se souvient d’eux et qu’on les nourrit lors de sacrifices, ils peuvent venir à l’aide de leurs descendants.
L’ART COMME SIGNE DE POUVOIR
Les statues d’ancêtres ont non seulement un rôle d’intercession religieuse mais aussi de justification dynastique. C’est particulièrement évident chez les rois Kuba (Kasaï occidental) qui ont des séries de statuettes ndop représentant tous les souverains, avec leurs attributs personnels, depuis le 17e siècle. D’ailleurs, une autre série d’œuvres traditionnelles a pour fonction de désigner le chef ou le roi, de symboliser son pouvoir et de justifier son autorité. De nombreuses populations connaissent ainsi les sceptres, les cannes ou les bâtons de commandement sculptés, jusqu’au Maréchal Mobutu qui arborait une canne sculptée comme signe de chef « authentique ». Mais l’apanage des chefs pouvait comprendre des chasse-mouches décorés, des armes de parade, des chapeaux extravagants…
Les Luba (sud du Kasaï et nord du Katanga) ont produit parmi les œuvres les plus fines dans ce domaine : lances ou porte-flèches sculptés mais surtout des sièges à caryatides exceptionnels. La femme qui supporte ainsi le chef est son ancêtre (n’oublions pas que la plupart des peuples congolais sont matrilinéaires) et à ce titre elle apporte donc visiblement son soutien au chef actuel et justifie sa descendance.
Ceux qui ont poussé le plus loin cet art de parade sont les Kuba, déjà cités, et en particulier le clan royal Bushoong. Ceux-ci avaient et, pour une large part ont d’ailleurs toujours, un art de cour extrêmement sophistiqué. Comme à la cour de l’empereur de Chine, il y a un code strict : le roi porte des vêtements et des parures différents suivant les circonstances, les courtisans sont limités à certaines couleurs ou certains insignes en fonction de leur rang, les femmes doivent s’habiller spécifiquement en présence du roi… La noblesse kuba recherche d’ailleurs pour elle-même des objets de luxe et de prestige, si bien que tout est décoré de manière extrêmement fine et élaborée : les pipes, les boîtes à fard, les coupes à boire sculptées jusque dans les moindres détails, les vêtements brodés, les nattes décorées de motifs géométriques, les chapeaux portant des plumes et des perles, etc.
Les morts ont parfois droit à des œuvres d’art. Qu’il s’agisse des rares cercueils anthropomorphes des Ngata de l’Equateur, des statues entourant les maisons funéraires des Metoko du Maniema ou, plus connus, les mintadi, figures en pierre que les Mboma du Bas-Congo placent sur les tombes et qui sont des doubles du défunt. Ou encore, les petites figurines que les Tabwa du Lac Tanganika sculptent pour évoquer un jumeau décédé.
Et les vivants aussi bien sûr. En particulier les nouveaux-nés qui viennent d’être envoyés par les ancêtres et ont besoin de protection. Parmi les sculptures qui nous parlent le plus, il y a incontestablement la thématique de la maternité qui est plus accessible à l’œil occidental. Les plus fréquentes sont les pfemba des Yombe du Bakongo.
LES MASQUES
Le masque, cette expression tellement caractéristique de l’art africain. Beaucoup de ceux-ci servent dans un cadre éducatif, celui de l’initiation des jeunes gens qui est appelée mukanda par les populations du Bandundu qui la pratiquent : Tshokwe, Yaka, Pende, Suku… Cette initiation dure un an ou deux, les enfants sont séparés de leur famille dans un campement de brousse où ils apprennent l’histoire, les mythes fondateurs et les règles sociales de leur groupe. Ils apprennent aussi les secrets des masques. Ceux-ci incarnent des esprits. Le plus souvent, les femmes et les enfants non-initiés ne peuvent voir les masques ou alors ceux-ci sont destinés à les effrayer.
ART ET COLLECTION
Une question qui revient souvent est celle de l’âge des œuvres traditionnelles. La question est difficile parce qu’elles ne sont pas datées et rarement accompagnées d’une documentation fiable. La réponse facile est que les « meilleures » œuvres qui nous sont parvenues datent probablement de la fin du 19e et du début du 20e siècle, soit d’une époque où l’influence de la demande occidentale était encore inconnue. Il ne fait bien sûr aucun doute que des œuvres plus anciennes ont existé mais l’immense majorité d’entre elles ont disparu, victimes des attaques du climat et des insectes, mais aussi des grands déplacements de population liés aux incursions arabes du 19e siècle. La plus ancienne sculpture d’Afrique centrale, une tête d’animal en bois conservée au Musée Royal de l’Afrique Centrale à Tervuren près de Bruxelles, est datée d’entre 750 et 850 de notre ère.
Plusieurs objets de l’ancien Royaume de Kongo (16e) sont conservés dans d’anciennes collections princières européennes. De cette région également, on a retrouvé plusieurs sculptures (17e et 18e siècles) s’inspirant des sculptures religieuses de ce Royaume converti au catholicisme (crucifix, Madonne, Saint-Antoine) pour les intégrer dans l’univers de la religion traditionnelle.
L’autre question est celle liée à l’identité des artistes. Toutes ces œuvres anciennes nous apparaissent comme anonymes parce qu’elles ne sont pas signées et ont été produites par des cultures sans écriture. Mais elles ne l’étaient pas pour les contemporains des artistes qui savaient très bien qui ils étaient et, dans certains cas, les rois et chefs importants faisaient appel à des sculpteurs connus même s’ils résidaient loin. Le travail d’identification des artistes par la science moderne est à peine entamé et est condamné à rester limité par l’absence d’archives. Mais ici encore, c’est avec un artiste congolais que ce travail a commencé, avec l’identification dans les années 50 du Maître de Buli, du nom d’un village de l’est du Katanga.
Les meilleurs endroits pour voir l’art traditionnel congolais en RDC sont les salles d’exposition de l’Institut des Musées Nationaux du Congo à Kinshasa et à Lubumbashi. Dans les boutiques et marchés de ces deux villes, on vous proposera certainement d’acquérir des copies plus ou moins réussies de sculptures les plus populaires. Ce sont des souvenirs intéressants mais gardez à l’esprit que la probabilité d’acheter une œuvre authentique dans ces circonstances est la même que celle de trouver un dessin de Leonardo sur le marché aux puces de Milan ! Par Christophe Evers